… Evidemment il ne s’agit pas de 7 kilomètres d’autoroute construite cette année en Roumanie, ni d’une comparaison avec l’ infrastructure routière de la Bulgarie. Vous verrez à la fin de quelle distance je parle. On continue, donc, l’histoire commencée dans l’article précédent: Sofia, Aya Sofia
Vladimir, je l’ai reconnu immédiatement, d’après sa forte ressemblance à son père, Gherasim Todorov … Vladimir a connu son père quand il était trop petit pour pouvoir se souvenir de lui. Il me montre un livre sur Gherasim. Il est écrit en bulgare, je ne comprends pas grand chose et je commence à le feuilleter en cherchant des images. Il n’y a pas d’images. En fait, les images n’existent pas. Des photos de famille, voilà tout ce qui a été conservé. L’uniforme est celui du temps quand il a été recruté dans l’armée, il n’a pas été officier de carrière, mais dans la résistance bulgare il y avait beaucoup d’officiers débloqués, tout comme en Roumanie (par exemple, Toma Arnăuțoiu, Mihai Timaru, le colonel Uță, le major Nicolae Dabija, le colonel Carlaonţ, le commandeur Domăşneanu et bien d’autres)
„Mais la Sécurité bulgare n’avait pas de photos?” je demande, contrarié.
Atanas Kiryakov – réalisateur de cinéma (en septembre il a la première de son dernier film, un documentaire sur les goryani), Daniela Gortcheva – journaliste (elle a écrit un article devenu célèbre en Bulgarie, toujours sur les goryani), Vladimir Todorov – le fils cadet de Gherasim Todorov – goryani et Radustina Georgieva – la petite fille de Gheorghi Tarpanov (Benkovski) – goryani aussi – ils me regardent, eux-aussi, contrariés: “On ne prenait pas de photos, il n’y a pas de photos ”.
On regarde tous les photos de Gavril Vatamaniuc, capturé en 1955 («Il est lié avec une corde – Regarde comment il est habillé»), celles des amis de Ion Gavrila, arrêtés tous en 1955: Victor Metea, Jean Pop „Fileru ” „Le Professeur ” Ion Chiujdea, Laurian Hasu „Leu” („On dirait qu’on leur avait mis dans la main le même pistolet et la même grenade», ils remarquent l’étiquette de ” bandit ” écrite à côté de chacun d’entre eux), les photos des cadavres de la famille Șușman – Teodor, Toader et Avisalon – quelle horreur, mes interlocuteurs avaient pris les corps calcinés des deux fils pour une sculpture moderne, un monument … Je sens leur curiosité, je sens qu’ils cherchent dans ce diaporama effrayant leurs parents, leurs grands-parents, qu’ils se demandent comment avaient-ils fini? Comment étaient-ils au moment de l’arrestation? Nous ne le saurons jamais, aucun d’entre nous. Je donne des explications, très brièvement, je leur dis qui sont ces gens.
En plus, il n’y a pas de survivants des goryani. Ce qui fait qu’il n’y a pas de mémoires, pas de trace de leurs entretiens, pratiquement, aucune clé de lecture pour les fichiers de la police politique bulgare.
J’ai avec moi un guide d’entretien pour les survivants de la résistance dans les montagnes. C’est un historien, un ami proche, qui me l’a donné. J’essaie de l’utiliser, mais je réalise que c’est pratiquement inutile et sans intérêt, au moins pour moi, qui, maintenant, me trouve devant eux. Je ne suis pas historien, j’ai une limite émotionnelle pour ce type de rigueur.
„Mon père est mort quand j’avais 2 ans et demi. Nous étions quatre frères et, avec mon père sont morts aussi un frère aîné, de 17 ans, et un oncle” continue Vladimir. „Il avait 38 ans”
Gherasim Todorov était un paysan bulgare. Il est important de savoir, même très important, qu’avant le communisme en Bulgarie, il y avait des formes privées de collectivisation, en particulier pour les jardiniers avec leurs célèbres roses. Le père de Vladimir était à la tête d’une association de ce genre. Mais les communistes ont dit que ce n’était pas bien, que ce genre d’associations devaient être abolies, pour les transformer en kolkhoze, comme dans l’Union Soviétique. Pourquoi? Eh bien, parce qu’il n’y avait rien d’important à cette époque-là, et d’autant moins l’idée de collectivisation, je me donne moi-même la réponse.
Suite à cet incident, Todorov est devenu un anticommuniste viscéral. Le harcèlement n’a pas tardé: les menaces ont commencé, il a été retenu par la police plusieurs fois, la situation étaient de plus en plus dangereuse. Aujourd’hui une gifle, puis demain, un coup de poing, puis un tir, puis tu es battu méthodiquement. Il a protesté. Il a exprimé son proteste aussi dans des lettres aux autorités. Quelles autorités?
Etrange ressemblance avec le cas de la famille Șușman de Rachițele!
C’était en 1947. Toujours en 1947, Nikola Petkov, le dirigeant du Parti agrarien bulgare, le plus grand parti à cette époque, qui était devenu chef de l’opposition anticommuniste, est accusé d’espionnage et pendu après un procès typiquement stalinien (je ne pourrais jamais m’expliquer ce que l’on pouvait espionner en 1947 en Bulgarie ou en Roumanie). Je ne veux pas utiliser le mot «exécution» – il ne trouve pas sa place ici. Il avait été un homme de gauche, allié des labouristes entre les deux guerres, quand ces derniers représentaient le bras légal de la gauche communiste hors la loi. De la même manière que Corneliu Coposu a choqué un pays tout entier en 1990, lorsqu’il a déclaré que son parti, le Parti National Paysan, est de centre-gauche. C’était vrai en plus, mais les 50 ans d’extrême gauche et les expressions comme «des bandes manistes” ont fait du socialisme un mouvement de droite, même d’extrême droite.
Gerasim est arrêté pour la dernière fois, alors qu’il voyageait en train. Il parvient à s’échapper et devient un fugitif dangereux, un anticommuniste intolérant. Il est poursuivi par la police, les gendarmes, la Sécurité. Autour de lui, se forme un groupe de personnes avec les même drames et les mêmes frustrations, groupe qui devient bientôt assez nombreux pour contrôler presque la moitié du comté (Vrachos Saint – Aujourd’hui, Sandanski). Les affrontements avec les autorités sont nombreux, mais il échappe souvent à la capture, jusqu’au jour où, dans le nord des montagnes de Pirin, il est entouré par des milliers de soldats du Ministère de l’Intérieur. Il se suicide avec une grenade, le 31 mars 1948. Comme Puiu Gogu en Dobrogea. Son corps déchiré en éclats est coupé en trois et exposés dans le premier village pendant plusieurs jours pour terrifier la population. Quelle horreur!
… Ouais, comme dit un ami, quand il approuve quelque chose qui lui provoque, quand même, la sympathie et la tristesse.
Atanas me dit qu’il a trouvé le témoignage d’un informateur dans les archives, comme d’habitude, comme en Roumanie, la trahison a conduit à la mort de plus de 70 goryani dans le cas Todorov. «Mais ce n’est pas ça qui compte le plus, c’est la motivation.” Je remarque son français impécable, qui cadre très bien avec son discours et son allure imposante. Il me raconte comment, au milieu des années ’80, il était venu en Roumanie pour chercher des documentaires roumains pour leur fonds cinématographique. Quand il a vu que tous les films n’étaient que des films avec les Ceausescu,il a dit à nos cinéastes: «Je vois que vous n’avez aucun problème, vous les avez tous résolus, et, en plus, le bonheur que vous nous montrez est dû exclusivement à ces deux personnes „. Il a refusé d’acheter quoi que ce soit, ce qui a horripilé les représentants roumains ou Nord-Coréens qui étaient venus à Bucarest dans le même but.
En bulgare, Radustina signifie „joie” („Joy” – me dit-elle). Son grand-père a une histoire intéressante, qui commence avec son nom: Georgi Stoyanov Marinov Tarpanov: Marinov – d’après son père, Stoyanov – d’après son grand-père, et Tarpanov – d’après son beau-père, cas inhabituel pour un paysan, qui comme chez nous, recevait sa femme chez lui. Comme il était pauvre, c’est lui qui avait déménagé chez les parents plus riches de sa future femme. Il a été infirmier, et il a fait la guerre avec l’Armée Rouge, qui l’avait recruté. Il rentra chez lui avec trois médailles. Pour la collectivisation, les médailles n’ont fait aucune différence, car son beau-père était riche, il avait 60 hectares de terrains et 40 hectares de forêt. Les communistes du village l’ont attaqué pendant qu’il travaillait dans le vigne et ils l’ont battu si fort, qu’il est resté au lit pour un mois, enveloppé dans des peaux de mouton, remède trouvé par sa belle-mère. „Comme les souvenirs de Marioara sur la souffrance de son mari, Constantin » – Je ne peux pas m’empêcher de penser.
“Un jour, après qu’il s’était récupéré, ils sont venus l’arrêter. Mon grand-père leur a demandé de le laisser se laver le visage et, une fois qu’il est allé au puits, accompagné par les trois policiers, il les a frappés avec le seau et il s’est sauvé” me dit Radustina. D’autres gens du village n’ont pas tarder à l’accompagner dans la forêt. Et son groupe, dans les montagnes près de Sliven, n’a pas cessé de grandir, en alarmant les autorités. Les gens se rassemblaient comme pour une rébellion, appelés par les appels de la „Radio Goryanin”.
Je suis très intéressé par cette radio, dont j’avais lu. Une chaîne de radio des haïdouks!
“Oui, cette radio a existé, bien sûr,” me dit Atanas. Le père de Daniela a écouté certaines émissions, des appels, on ne peut pas parler d’un programme. Mais, après 1989, personne n’est jamais venue reconnaitre avoir parlé à la radio légendaire, financée par les Américains, qui diffusait d’Athènes et dont les appels étaient transcrits sur papier par la police secrète bulgare. „Non, personne n’est venue dire cela. Mais pourquoi serait-il si important de le dire? L’important, c’est que cette radio a existé. «C’est ce qui explique l’énorme concentration de forces autour de Sliven, conduite par le premier ministre,Valko Cervenko, en mai 1951: 13 000 soldats ! Le reste, c’est l’histoire que nous connaissons . Avec un détail symbolique, mais relevant, que le beau-père de Benkovski, comme était surnommée Georgi, d’après un hors la loi anti-ottomane du XIXe siècle, a payé beaucoup d’argent pour que son beau-fils puisse fuire vers la Grèce, mais Georgi avait refusé l’offre. Plus que cela, il a poussé tous ses amis d’exile de drie que tout était de sa faute si, jamais, ils étaient arrêtés…
Atanas me raconte une histoire anecdotique, sur l’échec de la police bulgare dans la répression des mcontentements, échec suivi, inévitablement, par l’arrivée d’un conseiller soviétique, venu pour donner des instructions et des conseils. Quand un groupe d’étudiants torturés, avec les ongles arrachés, est amené devant le «consultant», il déclare son mécontentement sur la méthode violente et inefficace des Bulgares et leur montre comment il faut faire: il offre une cigarette au premier étudiant, puis au deuxième, puis au troisième, jusqu’au moment où il tombe sur un étudiant qui le refuse – «Non, merci, je ne fume pas.” Le soviétique sort le pistolet et lui tire une balle dans la tête, puis il continue d’offrir des cigarettes, qui ne sont plus refusés… „C’est comme cela qu’il faut procéder” aurait-il dit à ses collaborateurs novices…
Une différence semble être le fait que les groupes Goryani, appelés „Cheta” – sans doute un mot provenant de ceata («bande») – n’ont pas survécu longtemps dans les montagnes et les forêts, comme les frères Arnauțoiu (10 ans) ou Ion Gavrila (7 ans), mais ils ont été écrasés, un par un, parfois dans quelques mois. Mais une autre différence serait la ré-apparition même de ces bandes, chaque année, pas du tout intimidées par la répression.
En parlant de la répression – elle a été la même qu’en Roumanie, la même organisation, les mêmes méthodes pour couper les ressources, pour salir l’image des haïdouks, pour les intimider, jusqu’à l’assassinat de la famille et des amis, aucune différence entre leurs larmes et les nôtres.
Mais les larmes des Bulgares se sont plus ou moins estompées après 1989, car les biens confisqués ont été retournés sans problèmes, in integrum. Dans les seuls cas où les propriétés ont été vendues à plusieurs reprises et le dernier acheteur ne peut pas être tenu responsable, l’Etat verse une compensation qui génère parfois des discussions. Mais il n’y a pas de cas comme Elisabeta Rizea, Toma Arnauțoiu, Teodore Șușman, dans lesquels les terres ou les terrains n’ont pas été retournés pour des raisons inexplicables du point de vue moral ou logique.
Je suis très impressionné par la pondération de mes nouveaux amis dans leur discours sur le communisme, loin du nationalisme roumain, proclamé avec beaucoup de bruit et de graffitis. Parce que, s’il y’a un héritage du régime totalitaire en Roumanie, inaltéré même aujourd’hui, sauf, peut-être, par la contorsion provoquée par le manque d’éducation, c’est l’héritage du national-communisme. Je remarque si souvent à mes compatriotes la fierté obtuse de la qualité d’être roumain … Et cette fierté peut aller jusqu’au point où, par amour pour elle, pour le tatouage tricolore sur le biceps transpiré, nous arrivons parfois à justifier, avec admiration, ceausescu-même (avec „c” minuscule), quelle horreur!
Les Bulgares semblent plutôt complexés du fait que le renversement de Jivkov a été un vrai coup d’Etat – son successeur avait menacé que, si les gens rassemblés devant le gouvernement ne partaient pas, il allait appeler les chars. „Vous croyez que si le communisme en Roumanie est tombé suite à une révolte violente, cela a fait que la démocratie a progressé plus vite qu’en Bulgarie?” me demande Atanas. Je pense à tout, y compris les restitutions des propriétés, mais surtout au fait que nous sommes comme des jumeaux dans l’Union Européenne, et je lui réponds d’un ton ferme que je ne le crois pas.
“Mais», j’ajoute: «En Roumanie, les gens sont sortis dans la rue en 1989 parce que la situation économique était si difficile, en plus, avec la perspective d’avoir Ceausescu pour qui sait combien d’ans, car il venait d’être réélu, pendant que les pays de l’Europe de l’Est s’effondraient, les gens ont préféré mourir que de continuer à vivre comme ça. Je ne sais pas quelle était la situation en Albanie, mais je pense que chez nous c’était le pire… ”
“Le pire?” m’a-t-il répondu: «J’ai filmé en 89, ici, à Sofia, une file d’attente de 7 kilomètres pour des aliments!”
En rentrant, sous une pluie diluvienne, pendant des heures et une centaine de kilomètres, je n’arrêtais pas de penser: «Même si Atanas exagérait, même si la file était de 3 kilomètres et non pas de 7, c’était énorme! ”
Je répète donc l’idée de l’article précédent:
La modernité retardée de la Roumanie a empêché toute forme de résistance au totalitarisme, autre que celle des agriculteurs. Une révolte de Moyen Age, des nouveaux haïduks, tout aussi tragique qu’ anachronique …
Puis, quand la pluie s’est arrêtée et la police bulgare a repris ses positions de guette, j’ai écouté, un peu distrait, „Simon Boccanegra” de Verdi, l’histoire réelle du premier Doge de Gênes choisi à vie, ancien marin, qui, dans 20 ans, était devenu un tyran. Dans l’opéra, sa fille épouse le chef de l’opposition et son propre ministre, une fois condamné à une mort méritée (tout en étant le bouc émissaire officiel), empoisonne mortellement l’ancien corsaire, qui agonise dans les bras de son rival politique, dans une réconciliation finale…
La version originelle de l’article, en roumain est ici: „7 kilometri…„